La rente accident du travail, maladie professionnelle assortie de la faute inexcusable de l’employeur est actuellement au cœur d’un débat entre les organisations patronales, syndicales, les associations de victimes et le gouvernement.
Ce débat a vu le jour suite à une décision de la cour de cassation de 2023 défavorable au patronat en attribuant à des victimes d’accident de travail ou de maladie professionnel relevant de la faute inexcusable de l’employeur dans le cadre de l’amiante une indemnisation supplémentaire afin de compléter la rente octroyée par la Sécurité sociale.
Cette décision a suscité une levée de boucliers de la part du patronat alors qu’à l’opposé les associations de défense des accidentés du travail criaient victoire.
Le patronat s’est de suite saisie de la négociation sur les AT/MP afin de remettre en question cette décision. Actuellement la retranscription dans la loi de l’ANI sur la question des rentes AT/ MP reste entière après le retrait de l’article 39 du PLFSS 2024 et le rejet de sa réécriture. Pour comprendre les enjeux autour de la décision de la cour de cassation et de ses suites il nous faut tout d’abord revenir sur quelques repères historiques.
En effet le patronat dans son argumentaire afin de convaincre que cette décision de la cour de cassation de 2023 était mauvaise et dangereuse (avant tout pour lui !!!) a mis en avant qu’elle remettait en question le « compromis de 1898 » ainsi que la « dualité » de la rente AT/MP dans le code de la Sécurité sociale. Mais quand est-il vraiment ?
1 – « Compromis de 1898 » et repères historiques
Tout d’abord, parler de « compromis » concernant la loi de 1898 sur les accidents de travail qui marque un tournant capital dans la législation sociale pour les travailleurs est erronée. Cette loi est le fruit d’une lutte acharnée contre le patronat afin que les accidents de travail puissent être reconnus et indemnisés. Rappelons juste qu’en 1898 les conditions de travail étaient épouvantables avec des accidents de travail collectifs dans les mines, des chaudières qui explosaient dans l’industrie…. Le patronat s’est évidemment longtemps opposé à toute forme de législation qui pouvait contrecarrer ses intérêts, pour preuve cette loi déposée par Martin Nadaud, un ancien ouvrier maçon creusois mis 18 ans avant d’être adoptée. 18 ans pour admettre qu’un ouvrier, victime d’un accident de travail puisse obtenir une indemnité ou une rente de son employeur. Ce que l’on nomme « compromis » résulte juste du fait que pour imposer cette loi il a fallu que le législateur concède à ce que l’indemnité soit sous forme de forfait afin de limiter les conséquences financières pour le patronat et les actions devant les tribunaux. Cette loi reste très importante qu’elle faisait du patron le responsable juridique des accidents survenus dans son entreprise par le fait du travail ou à l’occasion du travail. Avant que cette loi s’applique il n’existait pas d’indemnisation lorsqu’un travailleur était victime d’un accident de travail. Afin que son préjudice soit reconnu et qu’il puisse percevoir un dédommagement il devait mener une action en justice. Cette action était couteuse et n’aboutissait pas toujours car les employeurs en face, mettaient en place tout ce qu’ils pouvaient (soudoiement des témoins…) pour ne pas perdre les procès. Cette loi n’est donc pas un « compromis » mais un conquis majeur des travailleurs que le patronat n’a jamais cessé d’attaquer et de remettre en question.
Ce système sera étendu aux maladies professionnelles par une loi de 1919.
En 1941, est introduit la notion de « faute inexcusable » de l’employeur défini comme une faute d’une gravité exceptionnelle. Elle sera redéfinie par la Cours de cassation en 2002 au sujet de salariés atteints de maladies professionnelles liées à l’amiante. La Cour a jugé que constitue une faute inexcusable de l’employeur toute maladie professionnelle ou accident du travail pour lequel l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel le salarié était confronté et n’a rien fait pour l’en préserver.
C’est ensuite la loi du 30 octobre 1946 sur la prévention et la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles qui a intégré les textes relatifs aux AT-MP dans la législation de la Sécurité sociale. Là encore, c’est une avancée majeure pour les travailleurs puisque la réparation des accidents du travail et maladie professionnelles devenait un droit collectif et non plus lié à l’entreprise et ses assureurs privés. La Sécurité sociale a donc été chargée de gérer le risque professionnel et s’est substituée en cela aux employeurs et à leurs assureurs privés dans la responsabilité vis-à-vis des victimes, moyennant le paiement de cotisations par les employeurs. Comme nous le verrons cette indemnisation prendra une forme particulière dans le cas de la « faute inexcusable de l’employeur » avec des conséquences financières particulières aussi pour l’employeur.
2 – « Dualité de la rente »
Tout d’abord le terme de « dualité » de la rente AT/MP n’existe pas dans le code de la Sécurité sociale. Ce terme que le patronat souhaiterait introduire dans la loi aujourd’hui a vu le jour en même temps dans le débat autour des actions engagées en justice par des victimes d’AT/MP dans le cadre particulier de la faute inexcusable de l’employeur. Pour bien comprendre à l’heure actuel la rente AT/MP correspond toujours à un forfait attribué afin de compenser les séquelles et les conséquences des AT/MP qui repose sur le principe d’une responsabilité présumée de l’employeur sans faute. Lorsqu’il y a faute inexcusable de l’employeur, l’indemnisation toujours forfaitaire se trouve majorée, l’employeur quant à lui a toutes les sommes engagées à sa charge.
Rentrons dans les détails pour mieux comprendre.
Indemnisation et code de la Sécurité sociale
Concrètement la branche AT-MP de la Sécurité sociale indemnise l’incapacité temporaire et permanente des victimes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles par une compensation pécuniaire constituant un revenu de remplacement pour la victime.
Cette indemnisation comprend :
• Une prise en charge à 100% des frais médicaux avec tiers payant ;
• Le versement d’indemnités journalières versées par la Sécurité sociale pendant toute la période où l’état de santé n’est pas stabilisé. Les indemnités journalières AT/MP sont supérieures aux indemnités maladie puisqu’elles sont égales à 60% du salaire journalier de base les 28 premiers jours d’arrêt puis à 80% du salaire journalier de base à partir du 29ème jour.
• Le versement d’une rente forfaitaire en cas d’incapacité permanente. Lorsque l’état de santé de la victime d’un AT ou d’une maladie professionnelle se stabilise, le médecin conseil de la Sécurité sociale va consolider l’AT/MP et évaluer les conséquences des séquelles de l’accident de travail ou de la maladie professionnelle. Cette évaluation médicale selon un barème va déterminer le taux d’incapacité permanent partiel (IPP).
La rente sera ensuite calculée en fonction de ce taux d’incapacité permanent :
• Si le taux d’IPP est inférieur ou égale à 10%, la rente est versée en une seule fois sous forme de capital
• Si le taux d’IPP est supérieur à 10% : (La rente est calculée sur la base du salaire des douze derniers mois précédant l’arrêt de travail.
Elle est égale au salaire annuel multiplié par le taux d’incapacité préalablement réduit de moitié pour la partie de taux ne dépassant pas 50 % et augmenté de moitié pour la partie supérieure à 50 %.
Exemples pour un salaire annuel de 22 000 € :
En cas d’incapacité de 30 %
Taux de la rente = 30 : 2 = 15
Montant annuel de la rente = 22 000 € x 15 % soit 3300 euros par an (275 euros par mois).
Majoritairement les taux d’IPP sont en deçà de 30% tellement le barème médical dont dépend le taux d’IPP est restrictif. Ce barème est la déclinaison concrète de l’article L434-2 du code de la Sécurité sociale qui donne la définition du taux d’IPP.
L’article L 434-2 définit le taux d’IPP de la manière suivante : « Le taux de l’incapacité permanente est déterminé d’après la nature de l’infirmité, l’état général, l’âge, les facultés physiques et mentales de la victime ainsi que d’après ses aptitudes et sa qualification professionnelle, compte tenu d’un barème indicatif d’invalidité… » (Article 434-2 code de la Sécurité sociale)
Comme nous pouvons le constater il n’est pas mentionné dans cet article le terme de dualité de la rente.
A ce taux d’IPP qui correspond à la part principale et la plus importante de la rente peut être rajouté un taux professionnel, mais ce n’est pas obligatoire. Ce taux professionnel est calculé par le service administratif de la Sécurité sociale et non médical sur la base d’un barème local et non national. Le barème n’est donc pas le même d’une caisse à l’autre. Pour qu’un taux professionnel soit rajouté et ensuite déterminé par le service administratif il faut qu’il y ait un avis d’inaptitude au préalable du médecin du travail. A partir de là, le taux attribué dépendra de la suite donnée à l’avis d’inaptitude. Par exemple le taux sera plus important s’il y un licenciement qu’en cas de reclassement avec perte de salaire. S’il y a un reclassement sans perte de salaire il n’y aura pas de taux appliqué, s’il n’y a pas d’inaptitude non plus. Ce taux professionnel ne doit pas être confondu avec la part professionnelle du taux d’IPP qu’indemnise la rente, c’est à part.
Enfin, En cas de taux d’IPP supérieure à 80 %, qui implique une difficulté à accomplir seul au moins trois actes ordinaires de la vie courante, l’assuré peut bénéficier d’une prestation complémentaire pour recours à tierce personne ;
3 – Faute inexcusable de l’employeur
La faute inexcusable de l’employeur : Lorsque l’accident ou la maladie résulte d’une faute inexcusable de l’employeur (définit plus haut), la victime a droit à une majoration de la rente AT/MP.
Par exemple si le taux d’IPP est fixé à 40%, dans le cadre de la faute inexcusable de l’employeur la rente sera portée à 40% du salaire de référence et non à 40% : 2 comme dans le cadre simple que nous avons vu plus haut.
En parallèle de cette majoration, le code de la Sécurité sociale dit qu’il est possible pour la victime d’aller devant la juridiction de la Sécurité sociale pour demander une réparation complémentaire :
Article L452-3 du code de la Sécurité sociale : « indépendamment de la majoration de rente qu’elle reçoit en vertu de l’article précédent, la victime a le droit de demander à ‘employeur devant la juridiction de sécurité sociale la réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales par elle endurées, de ses préjudices esthétiques et d’agrément ainsi que celle du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle.
Si la victime est atteinte d’un taux d’incapacité permanente de 100%, il lui est alloué, en outre une indemnité forfaitaire égale au montant du salaire minimum légal en vigueur à la date de consolidation. »
Ainsi depuis plusieurs années des victimes d’AT/MP avec faute inexcusable de l’employeur souvent dans le cadre de l’amiante ont engagé des procédures devant les tribunaux afin de pouvoir bénéficier d’un complément d’indemnisation. Cette situation s’explique notamment par le niveau d’indemnisation des rentes AT/MP qui est très bas pour les victimes même avec majoration.
Les conséquences pour l’employeur lors d’une rente en AT/MP avec faute inexcusable sont essentiellement financières puisqu’il doit prendre en charge toutes les sommes engagées par la Sécurité sociale, il doit « s’acquitter des sommes dont il est redevable à raison des L.452-1 à L.452-3 du code de la Sécurité sociale » « …L’auteur de la faute inexcusable est responsable sur son patrimoine personnel des conséquences de celle-ci. » article L.452-4 du même code.
Concrètement la Sécurité sociale fait une avance de tout ce qu’elle va financer en lien avec le préjudice afin d’indemniser de suite la victime puis se retournera vers l’employeur qui devra la rembourser. Enfin l’employeur peut se voir imposer une cotisation supplémentaire par les CARSAT article L.452-5 du code de la Sécurité sociale.
4 - La décision de la de cour de cassation de 2023 :
La question qui était posée devant les juridictions et en particulier qui a donné lieu à la décision de la cour de cassation en 2023 est de savoir si les victimes d’AT/MP dans le cadre de la faute inexcusable de l’employeur peuvent prétendre à un complément d’indemnisation en plus de la rente forfaitaire versée par la Sécurité sociale. C’est à partir de cette question redondante que la justice a regardée de plus près ce qu’indemnisait la rente AT/MP afin de voir si elle indemnisait tout le préjudice occasionné par l’AT/MP ou qu’une partie car conformément au principe fondamental de réparation intégrale des dommages subis, qui découle de l’article 1242 du code civil, un même poste de préjudice ne peut être indemnisé par deux canaux différents. C’est à partir de là aussi
que le terme de « dualité » de la rente est apparu dans les débats, la rente AT/MP indemnise-t-elle le préjudice fonctionnel ? Professionnel ? ou les deux ?
En 2009 la cour de cassation statuait en disant qu’il ne pouvait pas y avoir d’indemnisation complémentaire car la rente indemnisait le préjudice dans sa globalité. Et comme le permettait le code de la Sécurité sociale dans le cadre de la faute inexcusable de l’employeur, des actions en justice pouvait être engagées mais la victime devait apporter la preuve que « les souffrances physiques et morales endurées » n’avaient pas déjà été indemnisées par la rente. Ce qui était très difficile à prouver et pouvait rendre la situation des victimes très inéquitable selon les juridictions.
L’avancée notoire de la décision de la cour de cassation en 2023 :
La jurisprudence de la cour de cassation en 2023 en accord avec une décision du conseil d’Etat de 2010 est revenue sur cette interprétation et a répondu qu’un complément à la rente AT/MP pouvait être octroyée aux victimes d’un AT/MP ou à leurs ayants droits lorsqu’il y a faute inexcusable de l’employeur (en l’occurrence il s’agissait de victimes de l’amiante) sans que les victimes aient à apporter la preuve que les conséquences de cet AT/MP n’étaient pas pris en compte dans cette rente. (Communiqué de la Cour de cassation 2023).
Cette décision de la cour de cassation n’a aucun impact sur les modalités de calcul de la rente, qui restent fixées par des dispositions inchangées du code de la sécurité sociale. La non intégration du déficit fonctionnel permanent dans les postes indemnisés par la rente n’entraîne donc pas mécaniquement une diminution du niveau des rentes pour les victimes.
Cette décision a évidemment entraîné une levée de bouclier de la part du patronat qui ne veut évidemment pas payer.
A partir de là, pour lui, l’objectif a été simple, intégrer dans le texte résultant de la négociation sur les AT/MP un paragraphe qui acte la notion de « dualité » de la rente afin de remette en cause la décision de la cour de cassation pourtant favorable aux victimes afin qu’elle ne puisse pas s’appliquer. Il y est arrivé puisque l’accord national interprofessionnel du 15 mai 2023 appelle le législateur à consacrer explicitement le caractère dual de la rente dans la loi. A partir du moment où le terme de « dualité » de la rente serait inscrit dans la loi alors qu’il n’y est pas aujourd’hui cela verrouillerait toute possibilité de procédure pour les victimes et d’indemnisation
complémentaire.
5 – La remise en question de la décision de la cour de cassation par le patronat :
ANI AT/MP, Article 39 PLFSS 2024
L’ANI AT/MP est très clair sur la question :
« Face à la crainte d’une judiciarisation accrue des accidents du travail et des maladies professionnelles, que la branche AT-MP vise historiquement à éviter, les partenaires sociaux « appellent le législateur à prendre toutes les mesures nécessaires afin de garantir que la nature duale de la rente AT/ MP ne soit pas remise en cause ».
1. Une réaffirmation de l’attachement des partenaires sociaux au compromis social qui fonde la branche AT/ MP … »
Concrètement la signature de l’ANI signifie que « les partenaires sociaux » ont demandé à ce que le législateur précise et de fait introduise la notion duale de la rente dans la loi afin de rendre la décision de la cour de cassation caduque et que les victimes d’AT/MP dans le cadre de la faute inexcusable de l’employeur ne puisse plus avoir d’indemnisation complémentaire. En parallèle rien n’est dit concrètement sur une révision possible du niveau des rentes afin de compenser ce recul pour les victimes.
Le Gouvernement sous la pression en particulier de la Confédération des petites et moyennes entreprises s’est saisi rapidement de cet ANI pour proposer un article dans le PLFSS 2024, l’article 39. Paradoxalement ou pas, sous la pression d’une partie du patronat, le gouvernement est allé trop loin en remettant en cause le principe même de faute inexcusable de l’employeur ce qui a crispé l’intersyndicale qui a demandé le retrait de cet article. Le patronat n’a pas pu faire autrement lui aussi que de demander le retrait de cet article afin de ne pas mettre en péril sa stratégie avec l’intersyndicale qui était de surtout amener tous les partenaires sociaux à rejeter avant tout la décision de la cour de cassation. C’est ainsi que l’article 39 de la LFSS 2024 a été retiré par le gouvernement (CR de la commission qui a retiré l’article 39). Pour autant comme pour le patronat la problématique restait entière il a avec l’intersyndicale tenu à proposer une nouvelle écriture de cet article 39 toujours dans la droite ligne de l’ANI AT/MP qui remettait en question la
décision de la cour de cassation.
Au final cette nouvelle écriture de l’article n’a pas été retenue et aujourd’hui s’ouvre un nouveau round puisque le texte intégral de l’ANI AT/MP va être retranscrit dans loi auquel « les partenaires sociaux » vont être associé. A cette occasion notre organisation a mis en place un groupe de travail interne sur la question.
La FNPOS souhaite alerter sur le danger d’intégrer le terme de « dualité » de la rente dans la loi à travers la transposition de l’ANI AT/MP.
Concrètement les arguments contre la décision de la cour de cassation de 2023 ne sont que des arguments patronaux dont le seul but est de se protéger du risque de multiplication des procédures.
Ce risque est limité car comme nous l’avons déjà dit cette décision ne concerne que les rentes AT/MP dans le cadre de la faute inexcusable de l’employeur. Notons au passage, que cette décision qui ne concerne que les victimes de faute inexcusable, ne remet évidemment pas en cause le « compromis de 1898 » comme l’argumente le patronat qui, lui, concernait avant tout les AT/MP sans faute.
Pour la FNPOS la CGT doit être force de proposition pour l’intersyndicale sur cette question qui aura des conséquences défavorables pour les travailleurs victimes d’AT/MP avec faute inexcusable et leurs ayants droits.
De plus rien n’est dit à ce jour sur une amélioration des rentes AT/MP pourtant au cœur du problème d’une indemnisation trop faible.